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Raison et folie à CubaLa révolution cubaine combine, d’étrange façon, la raison et la folie. J’étais l’un des 470 "travailleurs intellectuels" invités par le gouvernement cubain au Congrès culturel de La Havane de janvier I968. Séjour trop bref, de trois semaines, dont huit jours consacrés aux séances du Congrès pour lequel on nous avait encagés dans un hôtel de luxe, et beaucoup de "temps mort". Les impressions que j’ai rapportées sont donc quelque peu fugitives. La révolution cubaine est une révolution jeune. Les "barbudos" de la Sierra Maestra sont encore dans la force de l’âge. Fidel Castro vient tout juste de franchir le cap de la quarantaine. Les postes responsables sont tenus souvent par de très jeunes hommes ; d’où une audace qui a son revers : une relative inexpérience ; d’où aussi une confiance en l’avenir : cette équipe juvénile a l’impression d’avoir devant elle des années pour mener à bien la révolution - une révolution qui commence seulement à prendre de la bouteille. La révolution cubaine est idéaliste et volontariste. En même temps qu’elle relève la condition matérielle de l’homme, elle vise, plus encore, à sa transformation psychologique, à son développement intégral, à la création d’un "homme nouveau" profondément différent du repoussant homo economicus hérité du capitalisme. Dès qu’il débarque à Cuba, le visiteur est frappé par un style de vie original, une joie de vivre qu’assimilent vite à la révolution les Cubains d’adoption : un jeune couple de Francais nous a confié qu’ils ne pourraient plus vivre ailleurs et des étudiants algériens, boursiers de Cuba, quand ils parlent des réalisations de la révolution cubaine, disent "nous". Pour qui a vécu aux Etats-Unis et aux Antilles, Cuba offre, du point de vue racial, un spectacle stimulant. Aucun préjugé, aucune discrimination entre descendants d’Espagnols et descendants d’Africains, ces derniers formant près de la moitié de la population et se reproduisant plus vite que les Blancs. Les jeunes étudiants du "Pouvoir noir", invités au Congrès culturel, n’en pouvaient croire leurs yeux. L’avenir à Cuba est, semble-t-il, au croisement des races, bien que les mariages mixtes, pourtant en augmentation, ne soient pas encore très nombreux. Le retard relatif de la population noire, du point de vue scolaire et professionnel, héritage du passé, expliquerait - c’est, du moins, l’explication officielle - le petit nombre d’hommes de couleur dans les hautes fonctions de l’Etat et du parti. Par contre, une pléiade de jeunes de couleur s’attachent à mettre en valeur l’héritage culturel africain et esclavagiste à Cuba, notamment sur le plan littéraire et théâtral. La culture, à Cuba, est largement afrocubaine (1). (...) Issue d’une entreprise militaire, sous la direction de petits-bourgeois à l’origine nationalistes, amenée par la suite à prendre pour modèles les pays socialistes de l’Est, la révolution cubaine n’a peut-être pas accordé une attention suffisante à la gestion ouvrière de la production du type espagnol, yougoslave ou algérien. Le "Che" Guevara, du temps où il dirigeait le ministère de l’Industrie, était méfiant à son égard. Une suspicion qui reposait, d’ailleurs, sur un malentendu : il s’imaginait, à tort, que l’autogestion excluait la planification centralisée et qu’elle était synonyme d’égoïsme d’entreprise. A Cuba, une certaine collaboration existe, certes, entre les assemblées des travailleurs et les directions nommées par l’Etat, mais elle n’a encore qu’un caractère assez limité. Au surplus, dans l’agriculture, l’autogestion est rendue assez peu praticable par le caractère très saisonnier de la safra, la campagne sucrière, principale activité productrice de l’île : elle ne dure que quelques mois et les coupeurs, leur tâche terminée, sont versés dans d’autres activités (bâtiment, cultures diversifiées, etc.). De plus, la mécanisation projetée réduira sensiblement la quantité de main-d’oeuvre employée dans le sucre. L’absence d’autogestion présente des inconvénients de deux sortes : tout d’abord, les travailleurs n’acquièrent pas tout l’esprit d’initiative et de dévouement communautaire que leur inculquerait une participation plus active à la gestion ; d’autre part, le manque d’autonomie comptable des entreprises, dont les recettes et dépenses sont purement et simplement "budgétisées" par l’Etat, estompe la notion de prix de revient et compromet la rentabilité (une telle centralisation est facilitée par l’exiguïté de Cuba : un cinquième de la France). (...) Les syndicats ouvriers (il n’est pas question à Cuba de syndicalisme) sont subordonnés au parti communiste, à l’entreprise comme sur le plan national. Cependant cette subordination est moindre que dans les autres régimes communistes. A Cuba, les membres du noyau communiste d’entreprise sont désignés au terme d’une consultation de l’ensemble des travailleurs, assez largement démocratique. Les élus semblent être réellement une élite, les militants les plus actifs, les plus dévoués, les plus irréprochables. A la campagne, notamment, nous avons vu à l’oeuvre de très jeunes cadres communistes, garçons et filles, exerçant des responsabilités importantes dans la production avec beaucoup de sérieux et, semble-t-il, une certaine capacité. Cependant, l’adhésion au parti est subordonnée à des conditions si rigoureuses que beaucoup de travailleurs, ne se sentant pas de vocation monacale, hésitent à s’y soumettre. Il en résulte que, dans un pays de près de huit millions d’habitants, le Parti communiste cubain ne comprend pas plus de quelques dizaines de milliers de membres. A vrai dire, au sommet, la démocratie du PC cubain est absente. La direction du parti forme un petit noyau fermé, un appareil politico-militaire, au fonctionnement hiérarchisé et secret. La publicité donnée brusquement au "complot" tramé par Annibal Escalante et les anciens staliniens, dans lequel avaient trempé deux membres du Comité central, les moyens employés par la police pour l’éventer (tables d’écoute à l’ambassade de l’URSS, etc.), le procès qui s’est déroulé devant un tribunal d’exception, l’accusation portée contre les inculpés d’être "objectivement" des "auxiliaires de la CIA", leur autocritique et leur repentir, les lourdes condamnations finalement prononcées rappellent, assez fâcheusement, les moeurs moscovites d’antan, bien que la procédure soit utilisée, cette fois, contre des moscoutaires. Il est vrai qu’à Cuba, la lutte contre la bureaucratie est à l’ordre du jour. Le journal "Granma" y a consacré, sous ce titre, une série d’articles, ensuite reproduits en brochure et l’université, prenant conscience du problème, annonce qu’elle va l’étudier. De larges compressions de personnel ont été effectuées dans divers ministères, les 70 000 licenciés rééduqués et reclassés dans la production. Mais la lutte est moins engagée, semble-t-il, contre la bureaucratie en tant que caste dirigeante et organe de pouvoir que contre des ronds-de-cuir excédentaires ou inefficaces et paperassiers. Un autre aspect, assez étonnant, de la révolution cubaine est son puritanisme. Naguère, les Cubains étaient de moeurs faciles : climat tropical, race charmante et voluptueuse. Mais aussi les armées de touristes nord-américains avaient transformé La Havane en un vaste bordel. Aujourd’hui la révolution se veut synonyme de vertu. Les candidats aux fonctions politiques et syndicales sont soumis à des investigations qui n’hésitent pas à franchir le seuil de la vie privée. Les anciennes prostituées ont été reconverties : on les retrouve vendant des glaces à la ville ou plantant des asperges ou des fraisiers à la campagne. Les boîtes de nuit n’ont pas disparu, car elles servent à "éponger" l’excédent des signes monétaires entre les mains des consommateurs rationnés, mais elles ont été assainies. Max-Pol Fouchet a vu expulser d’un café un couple d’amoureux qui se tenaient par la main (2). L’homosexualité est bannie ou persécutée de la façon la plus révoltante. (...) L’extravagance de Cuba ou, si l’on veut user d’un terme péjoratif, son originalité, a, cependant, un avantage. Elle permet aujourd’hui à la révolution cubaine d’échapper, dans une certaine mesure, au conformisme et au dogmatisme des pays socialistes de l’Est. Petite-bourgeoise et nationaliste à l’origine, elle s’est donné, plus tard, un vernis de "marxisme-léninisme", mais elle ne s’est jamais sentie tout à fait à l’aise dans le dogme et dans le stéréotype. Quand elle répète la leçon apprise, c’est sans trop y croire. Aujourd’hui elle balance entre un marxisme du pauvre, importé de la révolution russe dégénérée, et une soif de liberté et de renaissance culturelles qui lui font rechercher le contact avec les intellectuels du monde entier, fussent-ils fort peu socialistes. "Où va la révolution cubaine ?" Notes 1. Cf. Miguel Barnet, "Esclave à Cuba", traduction francaise. 2. "Les Nouvelles littéraires", 8 février 1968. |