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Daniel Guérin et les Antillespar Laurent Esquerre Daniel Guérin, militant et écrivain libertaire a consacré la plus grande partie de sa vie à lutter aux côtés des colonisé(e)s. Par ses écrits, par sa participation à des comités de lutte, des manifestations et des meetings, mais aussi par ses voyages et rencontres, il a noué de nombreux contacts et contribué à développer un soutien concret aux peuples en lutte contre l'oppression coloniale et capitaliste. S'il existe actuellement peu de signes d'existence de groupes et d'organisations libertaires dans les DOM-TOM, cela ne signifie pas pour autant que des personnes ne partagent pas leurs idées et que les militant(e)s libertaires de France et d'ailleurs se soient désintéressé(e)s de la lutte des peuples colonisés pour leur émancipation. On pense notamment à Louise Michel et à d'autres communards membres de la Ière Internationale déportés en Nouvelle-Calédonie après la répression sanglante de la Commune de Paris. Plus près de nous, on pourrait parler de la mobilisation des libertaires aux côtés d'autres militant(e)s anticolonialistes pour soutenir la lutte pour l'indépendance de la Kanaky, ou, en 1995, pour s'opposer à la reprise des essais nucléaires français en Polynésie et soutenir la révolte polynésienne contre ce symbole de la domination coloniale française. Pour nous il était impossible de ne pas évoquer dans ce numéro la mémoire de Daniel Guérin (1904-1988). Issu d'une famille de la grande bourgeoisie libérale et dreyfusarde parisienne, il était sans doute promis à une carrière littéraire. En effet, c'est au début des années 20 qu'il commence à écrire poèmes et essais littéraires. Mais cette vocation fera long feu. Il part pour deux ans au Liban en 1927 afin de représenter les intérêts de l'éditeur Hachette. Et c'est dans ce même Liban sous protectorat français qu'il est pour la première fois au contact avec la réalité coloniale. D'autres voyages suivent (Djibouti en 1928, l'Indochine en 1929-1930) et le décident à prendre fait et cause pour les peuples colonisés d'une manière générale. C'est au sein de la CGT, mais aussi des organisations socialistes, trotskystes puis enfin libertaires qu'il choisit par la suite de militer. Son unique voyage aux Antilles remonte à 1955. De février à avril, il se rend en Martinique et en Guadeloupe, mais aussi à la Trinité, en Haïti et la Jamaïque. En 1956, il publie en France, "Les Antilles décolonisées" (ouvrage réédité en 1986 par Présence Africaine) préfacé par Aimé Césaire. Ce n'est pas l'ouvrage d'un historien ou d'un géographe, mais le livre politique d'un militant qui veut témoigner et agir contre le système de domination coloniale. Pour des Antilles indépendantes et libresAinsi il met en évidence la persistance du passé esclavagiste dans les mentalités et explique en quoi il constitue un blocage pour le développement économique des Antilles. S'il déplore l'isolement des Antilles, il souligne les points communs entre les différentes îles et estime qu'il ne pourra y avoir d'émancipation sans tentative de fédération. Pour Guérin, la "cause principale de la misère antillaise, c'est la propriété foncière", accaparée par une minorité descendant directement des planteurs esclavagistes. Ce sont eux les véritables maîtres de l'économie locale. Il dénonce la monoculture sucrière qui interdit tout développement et donc toute perspective d'autonomie économique. Il montre comment les békés avec la complicité des pouvoirs publics ont empêché en Martinique et en Guadeloupe toute tentative d'industrialisation et sont les premiers responsables de la chèreté des produits de consommation. Guérin dénonce la misère qui se concrétise notamment dans les conditions de logement déplorables, de même qu'il montre le mépris dans lequel est tenue la population noire à travers une éducation sans rapport avec son histoire comme avec son environnement immédiat. Le passé esclavagiste des Antilles pèse également avec le préjugé raciste par lequel les classes dominantes blanches rappellent à la population noire qui est le maître de l'économie et du pouvoir local. L'espoir réside notamment dans la prise de conscience 'raciale' et sociale des populations noires antillaises (cf. extrait). Au contraire du statut des DOM qui permet de reproduire le système de domination coloniale, il attend beaucoup des luttes sociales et indépendantistes et appelle de ses voeux une confédération antillaise indépendante aussi bien de la France que de l'Angleterre ou des États-Unis. Dans les années 50, on voit également Guérin aux côtés des mouvements indépendantistes marocains, algériens et d'Afrique noire. C'est un épisode très important de sa vie mais que nous ne pouvons développer en quelques lignes ici. Il se préoccupe également de la situation des territoires d'outre-mer notamment la Polynésie (voir son article "Tahiti malade de la bombe" en 1973 dans la revue Les Temps Modernes). Alors qu'il est âgé et malade, il participe le 29 janvier 1985 à Paris (grande salle de la Mutualité), en tant que militant de l'Union des travailleurs communistes libertaires (organisation dont est issue Alternative libertaire) à un grand meeting du Front de libération nationale kanak et socialiste à l'occasion duquel il rencontre son leader Jean-Marie Tjibaou. A contre-courant de l'opinion française, il est resté jusqu'à son dernier souffle un militant combattant toutes les oppressions, persuadé qu'une société libertaire finirait par émerger des luttes sociales et émancipatrices. Daniel Guérin, "Les Antilles décolonisées" (extraits)Aux Antilles, la distinction sommaire qui consiste à attribuer une peau blanche à l'oppresseur et une peau noire à l'opprimé n'est pas tout à fait sans fondements puisque la ploutocratie capitaliste qui domine les îles est, dans sa grande majorité, blanche. La prise de conscience raciale sert incontestablement la cause de l'émancipation antillaise dans la mesure où elle colore, si l'on peut dire, la notion de lutte de classes, encore un peu abstraite pour l'autochtone, en y introduisant un facteur concret et visible, un élément passionnel : l'injustice qui frappe une certaine nuance d'épiderme. En effet, nous l'avons vu, jusqu'à une date récente l'injure faite à la race a été ressentie bien plus vivement que l'iniquité des rapports économiques. C'est la révolte contre l'oppression raciale, plus encore que les perspectives du socialisme et du communisme, qui a pu arracher les descendants d'esclaves à leur passivité séculaire. C'est elle aussi qui forme le commun dénominateur des mouvements d'émancipation dans toutes les Antilles et qui pourrait permettre à ceux-ci de fraterniser malgré leurs étiquettes politiques différentes, voire antagonistes. C'est pourquoi, tout en se défendant de tomber dans le racisme, les mouvements d'avant-garde, aux Antilles, n'ont-ils pas pu se dispenser de stimuler et de "capitaliser" à leur profit la prise de conscience raciale. La meilleure preuve qu'ils n'ont pas eu tort n'est-ce pas la fureur panique qu'ils ont inspirée aux défenseurs du statu quo ? Dans les diverses Antilles, ces derniers dénoncent avec un bel ensemble, le "crime impardonnable" des "agitateurs qui font aujourd'hui de la question de couleur une arme politique". Mais cette tactique comporte aussi des dangers. La distinction sommaire entre peau blanche et peau noire ne traduit qu'une partie de la réalité. Tous les hommes à l'épiderme sombre ne sont pas des exploités. On sait qu'aux Antilles le préjugé favorable dont bénéficie la blancheur et, en sens inverse, le stigmate dont est victime la noirceur, ont contribué à la formation d'une classe moyenne métissée. Devenue capitaliste, celle-ci exploite et opprime le peuple au même titre que les possédants blancs. Mais elle est obligée de plus en plus de partager ses privilèges avec une couche ascendante de noirs qui, à leur tour, commencent à accéder à la propriété et à la "respectabilité". Jacques Roumain affirmait avec force qu'"un bourgeois noir ne vaut pas mieux qu'un bourgeois mulâtre ou blanc", qu'"un politicien bourgeois noir est aussi ignoble qu'un politicien bourgeois, mulâtre ou blanc". Après lui, le Martiniquais Frantz Fanon répète qu'un "noir ouvrier sera du côté du mulâtre ouvrier contre le noir bourgeois". (...) Les antagonismes de classes tendent, lentement mais sûrement, à se substituer, partout, dans la Caraïbe, aux oppositions épidermiques. L'Antillais commence à saisir que la blancheur de la peau n'est pas un critère d'exploitation et d'oppression puisque, dans les métropoles qui se sont partagé les îles, des millions de blancs demeurent eux aussi sous le joug. Il est en train d'apercevoir que la prise de conscience raciale se retournerait contre lui-même si elle lui faisait fermer les yeux à la réalité des rapports économiques, si elle dégénérait en une passion aveugle, si elle produisait le double résultat de le fourvoyer dans le sillage des réactionnaires de couleur et de le dresser contre ses frères de classe, contre ses alliés naturels : les prolétaires blancs métropolitains. Michel Leiris a eu raison de souligner qu'aux Antilles françaises les incidents et rixes de caractère purement racial sont de moins en moins fréquents et que les luttes entre gens de races différentes s'intensifient dans la seule mesure où elles ont une base économique, un contenu de classe. Frantz Fanon qui, à un moment de son évolution a été attiré par le mirage de la "négritude" doute aujourd'hui que l'évocation de lointaines civilisations nègres, injustement méconnues, puisse changer quoi que ce soit à la situation des gamins de huit ans qui travaillent dans les champs de canne à sucre. Si l'Orphée noir de Sartre me paraît appeler quelques réserves je suis entièrement d'accord avec lui lorsqu'il observe : "Ce n'est pas par hasard que les chantres les plus ardents de la négritude sont en même temps des militants marxistes." Car le fait est là : les trois plus grand poètes antillais de notre temps, Aimé Césaire, Jacques Roumain, Nicolas Guillen ont tout trois adhéré au communisme. Il leur est apparu simultanément que l'émancipation de leurs compatriotes débordait le cadre étroit de l'archipel caraïbe, qu'elle avait un contenu universel et qu'à ce titre elle avait à s'intégrer dans une cause universelle. Et c'est pourquoi ils ont rejoint, non seulement la lutte menée par les noirs du monde entier contre le préjugé racial, mais aussi et surtout celle des exploités du monde entier sans distinction de couleur, contre le régime capitaliste. Les Antilles décolonisées, 1956 (éd. 1986, p., 114-118) |